Lettre de Maurice Bouvet à l'Abbé Maillet-Guy

 

 

                                                                Salins le 19 mars 1928

                  Monsieur l'Abbé,

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J'ai bien reçu votre lettre du 10 courant et je partage votre avis. Oui, il vaut mieux procéder comme vous le conseillez, le but pour nous étant surtout d'avoir un tableau généalogique bien certain et bien dressé.

La carrière de mon regretté père, dont c'est aujourd'hui même le 28ème anniversaire de décès, est à peu près ceci.

(Alfred Bouvet) né le 25 X 1820, rue Culture Sainte Catherine, à Paris, de Sulpice Sévère (1786-1825) et de Julie Chanez (l797-1844) ; fit ses études classiques au lycée Charlemagne à Paris ; bachelier à 16 ans ; part alors pour Genève à la Banque de Mr. Viridet pour y apprendre les affaires ; au bout d'un an, il rentre    à Paris pour aider sa mère qui est veuve dans la direction de son affaire de Commissionnaire de roulage.

Ce métier consistait à recevoir les marchandises à expédier en petite vitesse dans des halls comme nos gares de marchandises et à traiter le transport de marchandises aux voituriers comtois, qui, amenant des fromages ou autres produits du Jura à Paris, venaient trouver le commissaire de roulage après avoir livré leur cargaison et déchargé leurs chariots. On leur traitait alors le transport de marchandises pour Dunkerque, Mulhouse, Barcelone, et après avoir chargé leurs chariots ils partaient.

A côté des services par voitures libres mon père avait organisé des services rapides, dits accélérés, qui assuraient par relais (les chevaux fournis successivement par chaque maître de poste) le roulement continu sans arrêt de Paris à Mulhouse (cotons) ou en Comté.

Quand les chemins de fer se construisirent, mon père remplacé par eux, recula progressivement sur Tonnerre, Dijon, Dole et Salins.

En dernier lieu, Andelot, puis Champagnole étaient têtes de ligne.

1° C'est devant cette disparition de sa profession initiale, qu'arrivé à Dole, mon père commença à faire le commerce des bois (les chariots, au lieu de redescendre à vide, amenaient les planches, faisant ainsi contre voiture). Il ne resta que 3 ans à Dole, où je naquis ; ce n'est donc en réalité qu'à Salins que le commerce des bois augmenta rapidement.

Ayant le monopole des transports, mon père achetait les sciages de toutes les scieries, petites et grandes de Champagnole, Pontarlier, Morteau ; il leur fixait avant les ventes de l'Administration Forestière ses prix d'achat. Les  scieurs (Mrs Dalloz, Vandel et autres) achetaient les bois en grumes en conséquence, livraient ensuite les sciages à mon père et chacun y trouvait son compte. C'était l'âge heureux.

Vers la même époque, mon père, pour occuper Jules Pia, achetait à la Maison Breucq, de Lons, ce qui leur restait de ses services de diligences, qui jadis passaient le Mont-Cenis et étaient alors réduits aux lignes de Morteau-Pontarlier, Champagnole-St Laurent, Morez-Lons le Saunier, St Claude-Nantua-Pont d'Ain, lesquels ses réduisirent peu à peu jusqu'au triangle ultime St Laurent-Morez-St Claude.

C'était la 1ère fois que mon père s'occupait de transport des personnes à grande vitesse, c'est à dire des Messageries du Jura dont Jules Pia fut le directeur, puis Alfred Pia son fils et enfin Edouard Bouvet.

En 1870, mon père fonda à Salins la première scierie de cette ville, pour occuper son neveu René Prével (1844-1871), qui sortait de l'École Centrale de Paris. Celui-ci commença à édifier l'usine Malpertuis à Salins et l'usine de Villers sous Chalamont, au centre des forêts domaniales de Levier.

René Prével fut tué par les allemands le 26 janvier 1871 à Ivory, en allant avec un détachement du fort    St André pour faire sauter le viaduc du chemin de fer franco-suisse à Montigny. Les allemands avaient contourné Salins par Arbois et ils étaient déjà à Ivory.

J'ai fait élever en 1872 un bloc de granit à Ivory pour commémorer sa mort.

Les scieries de Salins et de Villers furent terminées par M. Jules Gaudillot, ancien élève de Polytechnique et ami de mon père.

Le 1er janvier 1879, après 3 ans à l'Ecole forestière de Nancy et 1 année dans le service forestier à Saintt Hippolyte (Doubs), pendant laquelle je fus envoyé en mission pour estimation forestière dans le sud de l'Italie, je rentrai à la Maison définitivement, les premiers employés de mon père Pierre Viard et Jules Pia ayant refusé de reprendre ses affaires, comme il le leur avait généreusement offert.

Je n'ai pas eu à m'en repentir. J'ai été successivement

  employé de mon père de 1879 à 1889 ;

  son associé, sous la raison sociale Alfred Bouvet & fils de 1889 à 1899 ;

 seul patron de 1899 à 1919 ;

 associé à mon fils et mes 2 gendres, sous la raison sociale Maurice Bouvet & Cie depuis 1919.

 

En somme à ce jour :

 10 ans employé de mon père,

 10 ans son associé,

 20 ans patron unique,

 10 ans associé avec mes enfants

           50 ans c'est déjà quelque chose.

 

Avant de reprendre le harnais, j'ai demandé en 1879 à mon père de m'envoyer 4 mois en Autriche étudier les arrivages de sciages sapin qui prenaient une importance croissante et me perfectionner dans la langue allemande. J'ai été là-bas du 1er mai au 1er septembre 1879.

 

Rentré à la maison, j'ai vite reconnu que le commerce du bois était dur en raison de l'insuffisance des bois en grumes par rapport à la puissance des scieries et je me suis lancé dans diverses industries plus fructueuses : l'injection de traverses de chemin de fer, des poteaux télégraphiques, etc ; J'ai entrepris une grande exploitation forestière dans le sud de la Russie, qui a duré 3 ans, après quoi, avec le personnel salinois qui était là-bas j'ai fondé à Odessa un comptoir d'achats de traverses de chemin de fer et de bois de tonnellerie, les 1ères à destination de la Belgique, les secondes à destination de Cette, où je finis par installer un important chantier de ventes pour les bois de tonnellerie.

Actuellement, un chantier semblable fonctionne à Bordeaux depuis plusieurs années et nous venons d'en installer 2 semblables, l'un à Oran et l'autre à Alger.

Tout ceci est l'histoire de notre maison de commerce qui comprend aujourd'hui une douzaine de succursales.

J'ai omis de dire que vers 1878, la sucrerie d'Aiserey (Côte d'Or) fondée par mon grand oncle Régis Bouvet, exploitée ensuite par son fils Régis Bouvet et ses 2 frères (ces 2 derniers s'occupant plus spécialement d'une raffinerie de mélasse à la Barrière d'Italie à Paris) tomba sur les bras de mon père qui les avait soutenus financièrement depuis quelques années sans pouvoir finalement leur éviter la déroute.

Nous avons exploité cette fabrique de sucre de betterave pendant 15 à 20 ans ; à la fin, je fus assez heureux pour la vente sans perte à la Raffinerie-sucrerie de Chalon sur Saône qui venait d'acheter la sucrerie de Brazey voisine de la nôtre.

 

Quant à la carrière politique de mon père, la voici :

Avant la guerre de 1870, mon père avait été conseiller municipal puis maire de Salins
et président du tribunal de commerce.

Le 4 juillet 1870, il fut remplacé, mais renommé maire en 1871.

Chassé de Salins le 26 janvier 1871 par les allemands, il se réfugia en Suisse avec sa famille pendant 2 ou 3 mois.

A cette époque, quoiqu’ absent, il fut porté candidat à la Chambre Constituante de 1871, mais il ne réunit que peu de voix.

En 1874 ou 1875, il se présenta aux élections législatives contre Gagneur, je crois, au scrutin d'arrondissement.

Plus tard, i\ se présenta à nouveau avec MM. d'Aligny, de Froissard, Bailly et Bonneville au scrutin de liste cette fois sur l'ensemble du département.

Ensuite il fut candidat au sénat, toujours sous l'étiquette républicain modéré. Il échoua chaque fois ; à cette époque on ne pouvait espérer le succès. La candidature était une œuvre de dévouement.

Dans l'arrondissement de Poligny, mon père a eu comme successeurs à la candidature modérée        MM. de Froissard, Milcent, Lascoux, puis moi (2 fois 1910 et 1914; j'ai été ensuite candidat de liste en 1919 (élu)  et en 1924).

Mon cher père avait quitté la mairie de Salins après l'élection législative de 1874 ou 75, dans laquelle il avait eu la minorité à Salins-ville. Il n'a pas voulu de cette charge par la suite.

Par contre mon père a représenté le canton de Salins au Conseil Général du Jura depuis 1874, je crois,    à 1878 (époque à laquelle je lui ai succédé) avec une interruption seulement de 6 ans, où Arthur Ligier radical    l'a remplacé.

Si j'ai commis quelques erreurs de dates, vous les rectifierez, d'après les discours prononcés sur sa tombe en 1900 et que je vous enverrai.

Mon père a vécu 80 ans, sa vie a été bien remplie ! Le fond de son caractère était d'être bon, laborieux et très-modeste. Jamais je ne l'ai vu tirer vanité de sa situation. Il était froid de caractère et de relation mais très sensible. Il avait le génie de l'organisation et a fondé l'importante maison de commerce qu’est la nôtre, laquelle n’ a fait que se développer constamment, en évoluant, avec ses successeurs.

 Mon père avait une vive affection pour sa mère, qu'il avait seule connue car il n'avait que 4 ans à la mort de son père. Il était très attaché au pays de nos ancêtres, au Grandvaux. Vers 1868, c'est à dire avant la guerre de 1870, tant pour occuper son ami Jules Gaudillot, alors sans position, que pour rendre service à nos montagnes, il fit faire par Jules Gaudillot l'étude complète du chemin de fer de Champagnole à St Laurent, et cela à ses frais : j'ai encore les plans et projets chez moi. Cela n'a malheureusement pas abouti.

Mon père a soutenu les siens avec dévouement ; sa sœur Julie lui a laissé 2 orphelins qu'il a élevés et il a aidé sa sœur Victorine jusqu'à sa mort.

Je m'arrête obligé de fermer cette lettre avant l'heure du courrier, en m'excusant de l'avoir commencée le 19 courant et de n'avoir pu la terminer avant aujourd'hui.

Veuillez agréer, mon cher Abbé, l'expression de mes meilleurs et bien respectueux sentiments.

 

                                                        Maurice Bouvet